L’univers de Nunu Design a quelque chose de mystique. Ainsi, dès que l’on franchit la porte de la jolie boutique du Plateau, on est tout de suite happé dans l’univers de la créatrice, que ce soit par les essences, les couleurs des étoffes, la décoration soignée, lesquelles nous rappellent que la créatrice de la marque est non seulement designer mais aussi scénographe.
La parole de Marie-Madeleine Diouf a quelque chose de sacré. Chaque réponse est réfléchie, et elle alterne entre une certaine gravité – ou plutôt une acceptation de la fatalité – tout en s’accordant quelques touches d’humour. Ses mots sonnent justes, ils laissent transparaître une sagesse et une philosophie de vie qui la guident dans tout ce qu’elle entreprend, lui permettant d’être parfaitement alignée dans ses différentes activités. Si Marie-Madeleine semble avancer dans ses projets de manière instinctive, elle le fait en toute sérénité, même si cela relève parfois du défi. En pleine préparation de la Biennale et à quelques jours de la réouverture des cuves de teintures Banu, elle a accepté de m’accorder un entretien la veille pour le lendemain ! J’ai pu ainsi aborder avec elle des sujets qui me tiennent à cœur, entre autres la photographie, le vintage et le made in Sénégal bien sûr.
Marie-Madeleine, en préparant notre entretien j’ai appris que vous aviez travaillé en tant qu’assistante médicale avant de lancer votre marque Nunu Design. Comment passe-t-on du milieu médical à la création d’une ligne de vêtements : quel a été le déclic ?
Je ne sais pas… Je sentais un besoin profond de faire du design au sens large du terme. Cela s’est concrétisé par le design de mode. Finalement, cela ne fait que 3 ou 4 ans que j’ai réussi à mettre des mots sur ce qui m’a animé pour créer Nunu Design. Je dirai que la principale motivation était de perpétuer l’héritage de nos peuples, à travers le textile africain.
Qu’est-ce qu’on appelle un textile africain ? Il y a dans l’imaginaire collectif le Wax, qui finalement n’est pas à proprement parler un textile africain. Comment définissez-vous le textile africain ?
On va s’arrêter sur le coton, étant donné que l’Afrique ne produit ni fil de soie ni de lin. Lorsqu’on interroge le coton, on interroge le pagne. Il nous couvre lorsque l’on naît, que ce soit à travers le pagne tissé traditionnel, les couvertures en coton, la grenouillère dont on vêtit le nouveau né… Ce bout d’étoffe, qui peut parcourir le monde, nous accompagne lorsqu’on grandit, et tout au long de notre vie : baptême, mariage… y compris lorsque l’on meurt, les défunts étant couverts de pagnes tissés.
Vous avez de multiples casquettes : directrice artistique, experte en teinture végétale, mais aussi scénographe, créatrice de parfums, collectionneuse de photo… Quel est le lien entre ces différentes activités ? Comment se nourrissent-elles les unes des autres ?
Vous êtes de la police ?! (rires). La base de tout ce que vous avez cité avec beaucoup de fidélité, et je vous remercie pour cela, est divine, spirituelle. On apprend à s’ouvrir au monde, pour recevoir ce que l’on doit recevoir et à le cultiver. Ainsi, les senteurs que je crée portent les noms de mes aïeux, sur 5 ou 6 générations, qui vivaient au village. L’eucalyptus, que j’utilise dans mes parfums, on le retrouve dans les teintures végétales que je crée. Je collectionne aussi les photos et les textiles de l’Indépendance. Si on s’arrête sur les photos : les personnes portent des textiles, et les font vivre.
Finalement, le fil rouge de tout cela c’est la connexion à la terre : de nos pieds à nos cerveaux.
Cette collection de photos qu’elle est son origine ? Est-ce vous qui les avez collectionnées ? Ou est-ce que votre famille les a collectionnées en les transmettant de génération en génération ?
Mon peuple ne collectionne pas. Dans notre culture, les objets n’ont pas vocation à être collectionnés. Par contre, au cours d’une discussion, le nom d’une personne est mentionné, et prononcer ce nom ramène à son vécu. Par exemple, si on évoque l’arrière grand-parent du nom de Gérard, la personne se lève, cherche dans une malle ou un tiroir, et elle sort une photo d’une pochette plastique. C’est comme un pèlerinage pour la personne qui réalise ce geste, et ainsi la chaîne de transmission continue.
Je me suis demandée : que reste-t-il de tout ça ? La photo n’est pas forcément bien conservée dans son plastique, même s’il faut reconnaître que l’érosion donne aux photos anciennes un cachet de vie. C’est de notre devoir de mémoire de les sublimer. A travers ce travail de collection, ma tâche est de sublimer nos réalités, raconter l’histoire et le vécu de ces peuples à travers la photographie.
Et vous, est-ce que vous faites des photos ?
Non, je ne prends pas de photos. Par contre j’aime les photographies en noir et blanc. Mais de manière plus large, j’aime tout ce qui a une vie. J’aime ce qui a été utilisé et touché. Un objet tel qu’une chaise ou un banc peut avoir plusieurs vies, on peut tisser un lien avec cet objet. Certes ce sont des objets inertes, mais pour moi ils ont une âme.
A l’heure du numérique, l’accès à la photographie s’est démocratisé, pourtant, que ce soit en France ou au Sénégal, j’ai l’impression que l’on imprime de moins en moins nos photos. Certes on les partage sur les réseaux sociaux mais cela a un côté éphémère. Y a-t-il un risque de perdre la transmission de ces photographies ?
C’est une mutation mondiale, et l’on ne peut rien faire contre cela. Si on s’arrête sur ce qui se faisait avant, la pendule s’arrête. La technologie a permis d’inventer d’autres modes de consommation et d’autres formes de business. Il y a eu au Sénégal la mode de l’album photo. L’invité qui rendait visite à une famille était accueilli avec un verre d’eau. Dans la foulée, on lui tendait l’album photo familial et la discussion se faisait autour de cet album. Aujourd’hui, à la place, on fera un Airdrop ou on enverra ses photos par Whatsapp. Je ne suis pas sûre que c’était mieux avant ou maintenant : c’est ainsi.
A propos d’objets qui ont plusieurs vies, j’aimerais qu’on aborde le marché des vêtements de seconde main au Sénégal, et notamment la pratique de l’Upcycling. Comment vous est venue l’idée de faire de l’Upcycling ? Etait-ce par conviction pour son aspect écologique et / ou par nécessité parce que vous ne trouviez pas forcément toutes les matières dont vous aviez besoin ? Par exemple, si j’ai vu toute sorte de tissus sur les marchés de Dakar, il a l’air assez difficile de se procurer du denim.*
En ce qui concerne l’Upcycling l’idée m’est venue un jour alors que j’étais bloquée dans les bouchons à Colobane, au milieu de tout ce désordre et de ce brouhaha indéterminé qui caractérisent le marché Colobane** ! Les vendeurs de vêtements déballaient les ballots de friperie et accrochaient les vêtements sur les étals. En voyant tout ce bleu denim autour de moi, je me suis fais la réflexion que cela ressemblait à l’indigo. C’est ainsi qu’est née l’inspiration de faire de l’Upcycling.
J’ai donc acheté des jeans puis j’ai pioché dedans ce qui me parlait. Au début, j’utilisais les poches sur mes tuniques, c’est devenu ma marque de fabrique en quelque sorte. Puis j’ai découpé les ceintures et les jambes, pour confectionner des jupes. Les jeans viennent des USA ou d’ailleurs, et on les connecte avec l’indigo teint minutieusement à la main par les femmes au Sénégal.
L’Upcycling permet aussi d’interroger ce que l’on faisait avant – par exemple, à l’époque où il n’y avait pas de plastique dans les cuisines – et notre manière de consommer. Même s’il faut se rendre à l’évidence : nous vivons dans une société de consommation et nous y participons tous à notre manière.
*Le Sénégal produisait de la toile de denim de très bonne facture dans les années 80.
**Le Marché Colobane est le premier marché de vêtements d’occasion de Dakar, ouvert tous les jours de l’année ou presque.
En parlant de société de consommation, avec l’essor de la fast-fashion, certains habits sont portés 2 à 3 fois en Occident avant de se retrouver sur les fripes de Dakar. Que pensez-vous de ces vêtements de fast-fashion qui se déversent sur les marchés de Dakar ?
Personnellement, je ne rentre plus dans un Zara ou un H&M lorsque je suis en Europe. Par contre, je fais le tour des boutiques solidaires. J’aime observer les personnes qui y viennent pour déposer des sacs de vêtements en don. J’ai plaisir pour 6 euros à offrir une seconde vie à un collier en perles. J’imagine par exemple qu’il a pu appartenir à une dame, peut-être s’appelait-elle Georgette ?
S’il est vrai que des acteurs comme Shein représentent une catastrophe d’un point écologique, il faut reconnaître qu’ils ont su construire un modèle économique. Aujourd’hui tout le monde sait dans quelles conditions sont produits les vêtements qui s’inscrivent dans ces modèles économiques. Le consommateur le sait, pourtant il continue d’acheter. C’est à nous de créer d’autres modèles économiques, en développant le culte de soi à travers nos cultures et nos traditions. Est-ce que le beau c’est ce que l’on trouve sur Shein ou est-ce fabriquer des boucles d’oreille en bois ?
Finalement, ces marchés aux vêtements de seconde main importés, est-ce une opportunité permettant à un grand nombre de personnes de s’habiller pour un coût raisonnable ? Ou une menace pour le Made in Sénégal ? Pensez-vous qu’il faille les réguler pour laisser de la place au Made in Sénégal ou les 2 peuvent-ils cohabiter ?
Pour moi la fripe c’est une opportunité. Si je marche dans la rue et que je vois un top qui me plaît à 1000 CFA je le prends ! J’ai grandi dans une famille où mes parents nous achetaient des vêtements neufs pour Noël, Pâques et la rentrée des classes. Le reste de l’année c’étaient les fripes. Je n’ai donc aucun mal aujourd’hui à m’acheter encore des vêtements sur les marchés. De plus, ici, on transmet énormément les vêtements : si un vêtement est trop petit, on le donnera à un membre de sa famille. A titre personnel, je ne sais pas jeter un vêtement : à la place je l’offre, et cette chaîne de transmission me tient à cœur.
Il faut faire attention, si on décide du jour au lendemain d’arrêter la friperie : que vont devenir les vendeurs de vêtements ? Ils perdront leur emploi, or cela représente un nombre important de personnes. Il faut donc qu’il y ait autre chose à leur proposer. Réguler pourquoi pas, mais il faut d’abord penser à des alternatives locales pour la production à plus grande échelle.
La photographie de la première dame Marie Khone Faye portant une tenue AlGueye a été largement relayée sur les réseaux sociaux, les internautes ont salué qu’elle soit une ambassadrice du Made in Sénégal et de la « locale attitude”. Comment promouvoir cette “locale attitude” en tant que designers de mode ?
Je dois dire que cela me fait plaisir de voir la marque AlGueye être mise en avant de la sorte. Lahad un créateur extrêmement talentueux et pour lequel j’ai énormément de respect. Que la première dame porte du Made in Sénégal est une bonne chose, la mise en lumière de marques comme AlGueye étant une forme de soft power sénégalais.
Mais il faudra dépasser l’émotion dans les images qui nous parviennent, pour continuer à devenir indépendants dans nos approvisionnements. Lorsque Maraz crée un superbe sac ou quand Momo le bottier confectionne de magnifiques chaussures, cela renforce indéniablement l’économie et cela crée de la valeur au Sénégal. Mais était-ce du cuir Made in Sénégal ? On est encore dépendants des importations de l’étranger. Il faut réfléchir sérieusement jusqu’à quel point on dépend de l’Occident. Moi même je suis impactée. De nombreux bazins que je teint proviennent de Chine.
Comment peut-on expliquer la fermeture des usines de textile qui a eu lieu dans les années 80 ?
Alice, je crains que nous n’ayions pas le temps d’aborder ce sujet, il nous faudrait plus de 48 h !
Marie-Madeleine, la nature c’est fondamental pour vous ?
Je reste à Dakar parce que je n’ai pas le choix, mais mon âme a besoin de la nature et d’être connectée avec les femmes avec qui je partage mes savoirs-faire. Dès lors que je me remplis de ces ondes, le vase est plein : je peux alors distribuer de l’amour à travers mes créations. Pour moi, il est fondamental qu’il y ait une cohérence entre ce que l’on dit et ce que l’on fait.
On est tributaire des saisons lorsqu’on travaille avec des teintures naturelles ? Les cuves sont fermées pendant l’hivernage ?
Oui, l’hivernage est difficile au Sénégal. Si on ouvre les cuves pour réaliser des teintes, et que lorsqu’on sort le tissu pour le mettre à sécher, il se met à pleuvoir on perdra la couleur !
La mobilité aussi est compliquée en temps de pluie. Les femmes qui travaillent avec nous ne peuvent pas se déplacer en temps de pluie.
Enfin, à titre personnel, j’ai une année tellement dense, que je ressens le besoin de me caler sur le rythme de la nature, et de me poser durant l’hivernage pour trouver du temps de qualité pour faire autre chose.
Peut-on reproduire deux fois la même teinture végétale ou est-ce qu’il y a toujours un côté aléatoire ?
On fait des fiches techniques, on calibre la température des cuves pour essayer d’avoir une certaine reproductibilité… tout en gardant quand même le côté traditionnel qui fait la beauté du geste. La teinture végétale bouge : elle sort jaune, puis à l’air libre elle va devenir orangée. C’est le mystère de la vie, le mystère du naturel… Je finirai sur les mots avec lesquels j’ai commencé : il faut s’ouvrir, accepter ce qui vient, pour continuer à vivre le processus d’écoute et d’accueil qui nous anime.
Merci Marie-Madeleine pour cet échange inspirant ! Marie-Madeleine travaille actuellement sur plusieurs projets pour la Biennale de Dakar, notamment une exposition qui présentera du pagne tissé teint au naturel par 10 femmes travaillant au sein de l’espace Banu.
Si vous souhaitez découvrir les créations de Marie-Madeleine, rdv dans la boutique Nunu Design au Plateau ou sur le compte Instagram de la marque.
Pour participer à un atelier de teinture avec l’équipe de Banu Dyeing, n’hésitez pas à suivre leur actualité sur la page Instagram.