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La première fois que j’ai vu Bachita c’était à la Maison Aïssa Dione, dans le cadre de l’exposition Catching the invisible. Pour le coup, Bachita on ne peut pas la manquer ! C’est le genre de personne solaire, qui diffuse une belle énergie, s’exprimant tour à tour dans un anglais parfait ou un français un peu chantant, avec un je ne sais quoi de mystérieux. Elle se définit d’ailleurs comme étant “à la fois un livre ouvert et un grand mystère en même temps”. Une chose est sûre, elle ne laisse pas indifférent ! Suite à notre rencontre, j’ai testé (et approuvé) les savons de sa marque de cosmétiques naturels. Je me posais des questions sur son parcours, aussi je me suis dit que le plus simple était de les lui poser directement. On s’est donc donné rdv un mardi matin, au sein de la maison Hapsatou Sy, à Dakar, où elle expose ses produits. Pendant plus d’une heure nous avons discuté d’entrepreneuriat, de cosmétiques et bien sûr de made in Africa.
Peux-tu te présenter ? Quel est ton parcours ?
Je suis née à Lomé, au Togo, mon père est togolais, ma mère est béninoise. J’ai grandi à Lomé jusqu’à mes 14 ans. Puis je suis partie vivre aux Etats-Unis, à Richmond, en Virginie. J’y ai fini mes années de Lycée et je suis rentrée à l’Université. J’ai commencé un major de Business, sur les conseils de mon père, mais je ne m’y retrouvais pas… J’avais envie d’une ouverture sur le monde : pour moi cela passait par des matières scientifiques, comme la biologie et la chimie. J’ai alors choisi la spécialité chimie, car je suis convaincue que c’est une matière holistique, la biologie étant ce qui nous relie les uns aux autres, et la chimie ce qui nous relie au monde. Après tout, on dit bien que les relations humaines c’est de la chimie !
Quand as-tu créé ta marque B.Natural ? Qu’est-ce qui t’as donné envie d’entreprendre ?
En commençant l’Université en 2010, je cherchais un job étudiant mais je ne parvenais pas à en trouver un sur le campus. La mère d’une de mes amies avait un salon de coiffure, je lui ai demandé si je pouvais venir y travailler les week-ends. J’étais assistante, je faisais les shampooings et je gagnais 5 dollars par tête. J’avais envie de me rendre utile, je ne voulais pas être juste la personne qui fait les shampooings. Très vite, je réalise que les coiffeuses commandent des produits dont elles ne connaissent pas forcément la composition. Il faut dire que les listes des produits chimiques sur les étiquettes sont difficiles à décrypter pour des non-initiés. L’idée me vient alors de tester les concepts que j’étudie en cours de chimie, en faisant des essais pour fabriquer un shampooing, un démêlant et une huile. Après les avoir testé sur mes cheveux, je les ai apportés au salon, pour les faire tester aux clients. Mes produits à base d’ingrédients naturels ont beaucoup plu, d’autant plus qu’ils étaient efficaces et personnalisables. En voyant ma passion pour la production et la transmission de mes connaissances, ma patronne m’a dit qu’elle était prête à faire de la place sur les étagères pour référencer une gamme de produits naturels. J’ai saisi l’opportunité, créant ainsi B-Natural en parallèle de mes études et de mon job étudiant.
Quelle est la mission de B-Natural ?
Au début, j’avais appelé ma marque “Bachh Natural”, Bach comme Bachita, mais aussi comme “gros” en anglais (“batch”). Ce sera mon “legacy”, quelque chose que je veux créer, pour moi, mes filles, mes futurs petits enfants à venir. Cette année j’ai eu envie de changer le nom pour lui donner plus de sens, en mettant l’accent sur l’aspect naturel de ma démarche.
Tous mes produits sont faits naturellement, tu n’as pas besoin de trop chercher, car la composition des produits est minimaliste. Par exemple, pour mes savons je n’utilise que 3 ingrédients : de la soude, de l’huile et des épices, qui apportent à la fois de la couleur et une odeur en plus de leurs vertus. Ce qui fait la beauté de mes produits, c’est que chaque ingrédient pris individuellement avant la transformation est comestible !
Pourquoi t’être installée au Sénégal ?
En choisissant la spécialité chimie j’avais l’intuition que j’apprendrai la théorie aux USA mais que je rentrerai chez moi pour mettre en pratique mes connaissances. Je suis rentrée à Lomé après mes études, mais je n’ai pas eu le courage d’y rester. Je suis retournée vivre aux USA, où j’ai fondé une famille avec mon conjoint sénégalais. C’est ainsi que nous sommes venus nous installer à Dakar après la naissance de notre fille. La vie nous a finalement éloignés, nous avons pris des directions différentes, mais je suis restée vivre à Dakar. Je travaillais alors à temps plein au siège d’une entreprise spécialisée dans la sécurité des aéroports, en CDI. J’y consacrais beaucoup d’énergie, et je continuais à développer ma marque en parallèle.
Est-ce que tu as rencontré des obstacles lors de ton parcours entrepreneurial ?
Mener de front un travail en CDI, auquel on consacre une grande partie de son énergie, tout en développant sa marque est un vrai challenge. En décembre 2023, mon poste a été supprimé. Je l’ai très mal vécu, car j’avais le sentiment d’avoir beaucoup donné à ce job, de m’être beaucoup investie, et je me sentais trahie. Après tout, un job en CDI n’est-ce pas ce à quoi on aspire en tant que salarié lorsqu’on commence sa vie professionnelle ?
Ce qui était une épreuve m’a finalement permis de faire le point sur mes capacités. Je suis quelqu’un de passionnée, avec une éthique de travail et je sais ce que j’apporte à la table. Finalement, pourquoi ne pas utiliser ces ressources pour développer ma marque et mon entreprise ? J’ai alors pris mon courage en main et j’ai décidé de me lancer à 100% dans B.Natural. En 6 mois, j’ai pu consacrer toute mon énergie à ma marque, et fournir plus de travail que sur les 10 années précédentes.
As-tu l’impression qu’il y a des défis particuliers pour les femmes qui souhaitent entreprendre au Sénégal ?
En tant que femme, c’est triste à dire, mais j’ai le sentiment que l’on a souvent été placées en seconde position, et ce partout dans le monde. Que ce soit au Sénégal, en France ou aux Etats-Unis, les gens ne nous considèrent pas forcément de la même manière, et auront tendance à prendre plus au sérieux un homme qu’une femme lorsqu’il s’agit de faire du business. Il nous faut vraiment camper sur nos positions, défendre notre vision, et s’assurer que les gens comprennent cette vision.
Toutefois, au Sénégal, il y a un marché pour l’entreprenariat des femmes, c’est un des aspects que j’apprécie particulièrement ici. Je m’attendais à plus de complexité à ce sujet, mais honnêtement, pour le moment, je n’en ai pas vu. Je vois même beaucoup de femmes qui osent entreprendre, et les hommes les soutiennent dans leur démarche. Il y a un réseau d’ONG et d’entreprises qui sont là pour soutenir cet “entreprenariat au féminin”. Sans compter des structures comme la Maison Hapsatou Sy, qui nous permet d’exposer nos produits, y compris pour de jeunes marques.
Quel conseil donnerais-tu à une femme qui veut entreprendre au Sénégal ou ailleurs ?
L’entrepreneuriat est un état d’esprit à travailler, je pense que tout être humain peut devenir entrepreneur. Il faut juste choisir sa voie, ce qui résonne avec soi-même, et vraiment ne pas lâcher ! Ce qui fait la différence c’est la persévérance, la foi en soi et en ce que tu fais, d’où l’importance d’avoir un but. Et bien sûr proposer de bons produits, efficaces, qui répondent à un besoin.
Est-ce toi qui fabriques les produits B-Natural ?
Je réalise tout de A à Z, depuis le sourcing des produits jusqu’à la production. Au départ, j’utilisais une base de savon prête à l’emploi pour réaliser mes savons. Cela me limitait beaucoup dans ma créativité, car on ne peut pas rajouter tout type d’ingrédient naturel à ce type de base. J’avais un peu d’appréhension à réaliser le processus de saponification de A à Z, car cela nécessite d’utiliser de la soude. Or, mes professeurs de chimie nous avaient mis en garde sur les possibles effets secondaires lorsqu’on manipule cette matière. Jusqu’au jour où j’ai décidé de me lancer et de tenter la confection d’un savon de A à Z. Sur une feuille, j’ai griffonné une formule, laquelle était tellement juste, que dès le premier lot de savons, la prise a été immédiate ! C’est d’ailleurs cette formule que j’utilise depuis, et je m’amuse beaucoup en testant de nouvelles recettes de savon. C’est intéressant de voir à quel point on peut avoir tendance à s’autolimiter et comment il faut sans cesse se challenger pour surmonter ses doutes et ses peurs.
Comment réalises-tu le sourcing des matières premières ?
Je privilégie les matières premières locales et de saison. Dès le début de cette aventure, j’ai eu à cœur d’utiliser des ingrédients “from Africa”. Je pense que cela répondait à un besoin d’emporter un peu d’Afrique avec moi. Lorsque je vivais en Virginie, l’un des challenges était l’approvisionnement, il n’était pas rare que je fasse appel à des GP* pour acheminer du beurre de karité ou du beurre de cacao depuis le Togo ou le Ghana. Mais cela avait un coût : il fallait sans cesse jongler afin de trouver un équilibre pour obtenir un produit à la fois rentable et accessible pour les clients.
Maintenant que je suis au Sénégal, l’approvisionnement est plus simple, car les produits de base qui constituent mes cosmétiques se trouvent plus facilement ici. S’il est parfois compliqué de trouver du beurre de cacao, on trouve très facilement du beurre de karité au Sénégal. A un tel point que les gens n’y accordent plus autant d’importance, il y a une certaine banalisation du produit. C’est là que mon travail commence ! Je dois expliquer les bienfaits du beurre de karité, les synergies entre ce dernier et les ingrédients que j’ai choisi d’y ajouter. Il faut en quelque sorte ré-éduquer les consommateurs sur l’intérêt de cette matière première.
*GP : Gratuité Partielle, désigne des voyageurs qui proposent de transporter des marchandises dans leur bagage lorsqu’ils prennent l’avion, contre rémunération au kg.
Comment la ville de Dakar nourrit-t-elle ta créativité ?
Dakar rend les gens créatifs. Même si tu n’es pas un créateur, lorsque tu viens à Dakar tu vas le devenir ! C’est un phénomène intéressant à voir. La ville en elle-même est inspirante : les plages, les monuments, l’histoire de cette ville. Quand tu vois tout cela, tu n’as pas le choix que de t’en inspirer !
Il m’arrive de sortir de chez moi, juste pour aller prendre la chaloupe et me rendre à l’île de Gorée. Je regarde alors Dakar de l’autre côté, et je mets certaines choses en perspective. J’avais une grande peur de l’eau et de prendre un bateau pour traverser, jusqu’à ce que je vienne à Dakar. Un ami m’a dit un jour “Il faut surmonter ta peur, prenons le bateau et allons à Gorée !”. Une fois sur l’île, j’ai été émerveillée par la beauté de l’endroit et je me suis rendue compte à quel point on peut s’auto-limiter. En prenant la chaloupe, j’ai été impressionnée par ces femmes qui amènent de la marchandise pour la vendre sur l’île de Gorée, et qui repartent le soir même après leur journée de travail. D’ailleurs, je suis admirative de la débrouillardise des dakarois. Que ce soit des femmes, des hommes, et parfois des enfants, du matin au soir, tu vois des gens en train de travailler. Ici ou là, un stand de café, quelqu’un qui vend des fruits sur le bord de la route… Personnellement je trouve que cet état d’esprit est très inspirant.
Y-a-t’il d’autres aspects que tu apprécies au Sénégal ?
Dakar est pleine de ressources. Mon pays d’origine, le Togo, est plus petit, avec peu d’endroits où s’approvisionner. Par exemple, pour les emballages de mes produits, à Lomé, j’ai beaucoup de mal à trouver de jolis contenants. Or en cosmétique, le packaging des produits a une vraie valeur ajoutée. Au Sénégal, le marché de l’import / export étant plus développé, j’ai beaucoup plus de facilité à trouver des contenants. Je dirais que l’approvisionnement en matières premières est plus facile au Togo, tandis que trouver des produits finis est plus simple au Sénégal. En fait, il y a des avantages et des inconvénients des 2 côtés !
La population de Dakar est très diverse, il y a de vrais mélanges, cela crée une clientèle plus riche. C’est cela qui fait la beauté du Sénégal selon moi, cette diversité de populations, de business et de mentalités. Pour qui sait ouvrir son esprit, tout le monde peut apprendre quelque chose d’autrui.
Tu utilises du moringa dans tes produits, est-ce une plante qu’on utilise aussi au Togo ?
Oui, on cultive aussi le moringa au Togo, et ma belle-mère m’a initié aux bienfaits de cette plante. Mais c’est au Sénégal, que j’ai compris la vraie valeur du moringa qui est très utilisé dans la médecine traditionnelle, par exemple dans le traitement du diabète ou de l’hypertension artérielle. En cosmétique on l’apprécie pour son effet anti-âge. Ca n’est pas pour rien que les sénégalais le nomment “Neberday”, c’est une contraction de “Never Die” en anglais !
Quelles sont les prochaines étapes que tu aimerais réaliser avec B.Natural ?
J’ai commencé à lancer mon site Internet, on pourra donc bientôt acheter mes produits en ligne au Sénégal. Pour l’instant je distribue au Sénégal et en France, mais j’aimerais envoyer mes produits aux USA, j’y ai gardé une clientèle fidèle. Je me heurte cependant aux coûts de transport, qui sont très élevés… J’aimerais pouvoir exporter dans de nombreux pays, car je suis convaincue qu’il y a partout dans le monde des amoureux de la nature qui ont besoin de produits naturels !
J’ai l’impression que le coût pour exporter leurs produits à l’étranger est un défi que de nombreux entrepreneurs rencontrent ici ?
Oui, on se retrouve vite avec des frais de port qui sont plus élevés que le produit en lui-même ! Le shipping est un des défis majeurs et représente l’une des limites de l’entrepreunariat en Afrique. Cela décourage le consommateur lorsqu’il compare avec les tarifs de produits provenant d’autres régions.
Y-a-t’il une tendance à soutenir le made in Africa en Afrique de l’Ouest ?
Il y a un changement de mentalité, cependant, que ce soit la population togolaise, ou la population sénégalaise, je dirais même la population de l’Afrique de l’Ouest en général, on a longtemps été habitués à utiliser les invendus de l’Occident. Par exemple, on reçoit des lots de produits qui n’ont pas fonctionné sur les marchés européens ou asiatiques. Comme il n’y a pas cette tendance à lire les étiquettes de composition des produits, un grand nombre de personnes considère encore qu’un cosmétique importé a plus de valeur qu’un cosmétique fabriqué localement. Ainsi, le consommateur Ouest Africain pourra avoir tendance à commander des produits de l’étranger, au lieu de soutenir le made in Africa.
Est-ce que c’est aussi une question de génération ?
Je suis convaincue que notre génération est plus sensible au Made in Africa et aux produits naturels que la génération de nos parents. Et je sais que nos enfants feront mieux que nous. C’est aussi une question d’éducation. Il y a cette tendance générale à penser que les produits importés valent mieux que les produits locaux. Pourtant nos produits, même à l’état de matière première sont d’une grande qualité. Toutefois, je vois qu’on recommence à se tourner vers le naturel.
Quel dernier message voudrais-tu faire passer aux gens qui nous lisent ?
Je suis convaincue que l’Afrique va devenir “The place to be” dans les années à venir. Parce qu’on a tout ici : les ressources et les matières premières sont là, mais nous devons les transformer sur place. Il y a des merveilles en Afrique, que le monde doit découvrir !
Merci beaucoup Bachita pour ton temps et cette discussion enrichissante !
Pour découvrir la gamme de produits de B-Natural n’hésitez pas à consulter sa page Instagram.
A Dakar, vous pouvez retrouver les produits B-Natural à la maison Hapsatou Sy ou les commander en ligne.